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Terra Ignota T3 – La Volonté de se Battre, Ada Palmer

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Après les lectures et chroniques pour le moins enthousiastes de Trop Semblable à l’Éclair et Sept Redditions, je ressentais en même temps que l’impatience à lire La Volonté de se Battre une certaine pression. D’abord parce que les deux premiers tomes avaient crée un précédent de quasi-perfection terrifiant dans la perspective des suites à lui donner, mais aussi et surtout parce qu’au bout d’un moment, je me disais que j’allais risquer de tomber à court de choses nouvelles à dire, quand même. Si Ada Palmer avait su faire montre d’un talent largement à la hauteur de son incroyable ambition jusque là, il n’était tout de même pas impossible qu’elle puisse encore trébucher ou même chuter, y compris après avoir donné un tel départ à sa course littéraire. Tout comme il était encore possible qu’elle tourne un peu en rond dans les thèmes et les enjeux à traiter ou se fourvoie dans une direction nouvelle qui ne m’aurait pas satisfait ; c’était toujours possible, surtout après les événements de Sept Redditions. Les promesses faites comme les potentiels non formulés étaient tellement nombreux·ses et varié·e·s que j’en avais le vertige par anticipation ; ce qui impliquait autant de peur que d’excitation, pour la lecture comme pour la rédaction de la présente chronique.
Et s’il s’avère que j’ai une fois de plus dévoré ce roman, en retirant une réelle et profonde satisfaction finale, l’honnêteté me commande d’admettre que, pour autant, je me suis tout de même fait quelques frayeurs sur le chemin.
Et je vais donc essayer de vous expliquer tout ça au mieux, sans redondances ; mais je vais être franc, ma confiance en moi est assez mince.

Mycroft continue de nous narrer les événements faisant suite à son rapport constituant les récits des deux premiers volumes et les Sept jours qui ont mis son monde à mal, cette fois ci d’un nouveau point de vue temporel, et avec une nouvelle perspective. Le si parfait système des Ruches est sur le point d’exploser sous les pressions multiples de la corruption, du népotisme ou de la colère populaire montante, pour n’en citer que quelques exemples. Les lignes se tracent, les camps se créent, la guerre prophétisée, si redoutée, se prépare.

Une fois n’est pas coutume, évacuons d’emblée les évidences : tout ce qui constituait la réussite complète de ses prédécesseurs se retrouve dans ce volume. Mycroft est toujours un délice de frustration à suivre, les inventions conceptuelles d’Ada Palmer demeurent légion, de même que les fausses pistes qu’elle déploie sous nos yeux ou les révélations fracassantes. Entre rappels habilement intégrés aux fils de l’intrigue pour éviter de nous perdre et nouvelles informations faisant tout de même avancer cette dernière, il faut encore et toujours saluer la qualité d’architecte de l’autrice, comme ses capacités de vulgarisation et de clarté. Il y a toujours cette incroyable hybride audacieux transcendantal, sachant croiser autant de genres que d’influences pour en tirer une équation littéraire unique, originale, inspirante autant qu’inspirée, et disons le, assez géniale.
En un mot comme en cent, l’essentiel est préservé. Et c’est bien le plus important.

Mais pour la première fois, j’ai eu peur, à deux reprises, qu’Ada Palmer me perde. Si j’ai pu, dans mes chroniques passées, signaler l’existence de petites longueurs, de quelques passages manquant un peu de clarté, certain·e·s de ces dernier·e·s se sont ici transformées en séquence entières assez arides, me laissant perplexe pendant que je les parcourais. Elles n’enlèvent rien à la qualité globale du roman ; la première des deux constitue même un setup à un payoff qui m’a arraché un glapissement d’admiration. Si j’ai pu fugacement ressentir ce que je qualifierais, faute d’un meilleur terme, de la déception, c’est avant tout en constatant que pour ces fois, elle n’avait pas réussi à créer cet effet d’intrication incroyable des premiers tomes, ou en avait décidé autrement.
Pour la première fois, l’impérieux besoin d’exposition prenait le pas sur l’équilibre avec le récit général, pour prendre le temps d’expliquer clairement certains aspects de la réalité de la diégèse qui n’avaient jusque là qu’été effleurés ou suggérés. Un peu comme si Ada Palmer s’était finalement faite rattraper par la richesse de son propre univers et s’était vue obligée de reprendre ses distances en mettant un gros coup d’exposition pour pouvoir reprendre un rythme plus tranquille par la suite. Et forcément, quand on crée un monde aussi riche et complexe que celui-ci, il faut parfois un peu s’accrocher pour en capter toutes les subtilités, ne serait-ce que parce que le paradigme n’est pas le même, et qu’il faut adapter ses propres perspectives à celles qui sont décrites.
Et si les précisions auxquelles se livrait Ada Palmer dans ces deux séquences précises et dans d’autres nouvelles petites longueurs étaient nécessaires et aussi claires que possibles, j’ai pour cette première fois eu l’impression qu’elles n’étaient plus de l’ordre du cadeau conceptuel similaire au reste de son œuvre, mais plutôt un prix à payer. Somme toute raisonnable, très loin d’être rédhibitoire, puisque contenant en lui-même les graines de cadeaux à venir, mais tout de même un moment un peu compliqué à passer pour avoir le droit de se régaler de ce qu’il promet pour se justifier d’exister.

Mais que ce reproche ne jette pas une ombre injustifiée au tableau. D’abord parce que comme je le disais, l’essentiel est préservé ; ce roman comme les autres respire une érudition et une sagesse intemporelle, sachant faire la part du passé et d’un futur fantasmé pour rejeter sur notre présent un regard aussi acéré qu’intransigeant. Finalement, ces instances d’aridité m’ont autant sauté aux yeux parce qu’elles étaient rares et assez inédites dans le flux d’information auquel je m’étais nourri jusque là. Il faut alors saluer le tour de force d’Ada Palmer d’avoir réussi à rendre l’ensemble si fluide pendant tant de temps sans abdiquer sa maîtrise du rythme général, comme d’avoir réussi à rendre ces instances seulement arides, et pas ennuyeuses (au contraire). Car jamais ô grand jamais je n’ai seulement songé à m’arrêter un seul malheureux instant ; elle avait trop travaillé en amont pour gagner ma confiance pour que je la trahisse au premier véritable obstacle, si encore on pouvait parler d’obstacle. Pour preuve, je parle de deux instances ; je pourrais vous donner la première et vous expliquer le problème qu’elle m’a causé, j’hésiterais sans doute sur la nature de la seconde tant le reste du contenu l’a éclipsé. J’ai surtout envie de discuter de tout le reste, et d’explorer par la discussion tous les univers de pensée qu’Ada Palmer crée dans ses romans.

Car c’est là toute la qualité centrale de ses ouvrages ; bien qu’ils se fassent suite, ils constituent avant tout un ensemble cohérent, quasiment simultané, dont les différents aspects et détails se répondent sans cesse. À mes yeux, l’intrigue et les sous-parties qui la composent, ce qui lie tous les éléments de réflexion d’Ada Palmer, malgré leurs qualités, ne sont que des outils au service d’une entreprise philosophico-politique d’une toute autre ampleur, mais aussi vice-versa. Toute la force de ces romans, c’est finalement de réussir à mettre les éléments les plus techniques de leur intrigue au service de réflexions qui vont bien au delà, tout comme de se servir de ces réflexions comme des moteurs de l’intrigue, sans trop sacrifier un aspect pour l’autre. Si Mycroft ne cesse de convoquer les figures des Lumières ou Hobbes, rompant souvent le flux du récit pour y insérer des considérations qui pourraient sembler annexes, prétentieuses ou vaines, elles ne le sont jamais vraiment, car elles amènent le sous-texte au premier plan pour lui conférer tout le poids qu’il mérite aux yeux de l’autrice, avant de reprendre une place plus discrète le temps nécessaire. Et puisque l’intrigue dépend de ces réflexions, mais que le crédit qu’on accorde à ces dernières dépend précisément en grande partie des développements de l’intrigue, on a envie de plus dans les deux cas ; le récit devient une sorte d’ouroboros inversé, son entremêlement le nourrit et le fait sans cesse grandir au delà de lui-même.

C’est là toute la force d’un ouvrage comme celui-ci, finalement. J’aurais beau, à force de volonté d’objectivité, lui reprocher ce que je veux, aussi mesquin que ce soit, l’essentiel demeure : Ada Palmer a tout compris. Ou du moins, elle a compris beaucoup plus de choses que moi, et elle sait me le prouver au travers de sa fiction, mettant en scène les interrogations philosophiques et métaphysiques que l’humanité toute entière a pu se faire subir à elle-même au travers des siècles, des millénaires et de ses plus éminents penseurs. Et plus l’autrice creuse son histoire, plus elle creuse l’Histoire et ses engrenages. Pour chaque développement complexe, on a le droit à quelques fulgurances de clarté, à des scènes ou des citations qui capturent l’essentiel du propos, parfois sèchement, parfois avec lyrisme mais jamais avec pédanterie ou jugement de valeurs malvenu ; il n’y a finalement qu’une ambition qu’il appartient à chacun·e d’apprécier ou non, comme tout travail littéraire, matinée de bienveillance.

Car La Volonté de se Battre, à l’instar de ses prédécesseurs, a su me convaincre par son traitement en teintes de gris. Si certains personnages peuvent, par leur psychologie ou leur comportement, emporter l’adhésion ou provoquer le rejet dans le lectorat d’Ada Palmer à l’aune des différentes sensibilités mobilisées, l’autrice, elle, ne prend aucun parti. Il me semble que toute l’idée est, au travers des oppositions manufacturées par les défauts et qualités de la société des Ruches, de simplement poser les termes d’un débat dont nous savons dès le départ qu’il n’aura pas vraiment de réponse définitive à nous offrir à sa clôture. C’est toute la beauté de Terra Ignota autant que sa cruelle ironie ; cette saga appuie autant qu’elle démonte les arguments qu’elle présente des deux côtés de tous les sujets qu’elle aborde, elle crée seulement les conditions de la discussion. Et je l’aime profondément pour cela, précisément parce qu’elle a beau nous montrer que si certaines choses peuvent bien nous paraître immuablement noires ou blanches dans notre perception actuelle, l’immense majorité de ce qu’on avons à considérer n’est qu’un immense tableau de gris dont les nuances dépendent du passage du temps et des mœurs. Notre vie, notre humanité, n’a rien d’absolu, pas plus que les idées que nous défendons parfois avec une passion excessive, la même qui pourtant nous définit et a la prétention de nous mouvoir vers nos meilleurs lendemains.
Ada Palmer, tout en illustrant la maxime voulant que la seule phrase valable en toute circonstance soit « Cela aussi passera », démontre aussi une autre réalité permanente, qui m’est chère et qui est souvent trop ignorée : « C’est plus compliqué que ça ».

Plus j’avance dans cette saga, plus son ambition me paraît démesurée, mais plus je suis impressionné par l’ampleur et l’efficacité des moyens qu’Ada Palmer met à son service. Il aurait été aisé de trop en faire ou plus assez, par un soudain accès d’hubris ou de mauvaise humilité : il n’en est rien. J’ai été tout autant ravi d’être amené dans des directions attendues que d’être pris par surprise, aucune audace ne semble pouvoir écorner la cohérence d’ensemble de cette saga, alors même que chaque détail fourni, chaque concept poussé au bout de lui-même est un nouveau risque pris. Mais non, cette autrice d’exception ne semble bien n’avoir rien laissé au hasard ; elle sait parfaitement où elle va nous emmener, et surtout, comment.
Au bout d’un moment, il faut bien me confesser : les mots me manquent. Sans doute Ada Palmer me les a-t-elle volés.
Comme à chaque volume, la même peur de ne pas rendre justice à l’excellence littéraire de cette singulière saga, et le même renoncement final. Je n’y arriverai pas sans me répéter et seulement jurer de mon amour pour ce travail unique, alors ce n’est pas la peine de me torturer au delà de ce qui m’est venu naturellement. Si vous avez aimé le début, vous aimerez autant la suite, et comme moi, sans doute, vous attendrez la conclusion avec encore plus d’impatience. Et voilà.
Ada Rules, c’est tout.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉