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Les Lions d’Al-Rassan, Guy Gavriel Kay

Dust In The Wind (Live)Scorpions (extrait de l’album Acoustica)

Commençons par un salut. Un salut contrit, pour une promesse que j’ai mis bien trop de temps à tenir. Il y a maintenant quelques années, j’avais promis à un de mes camarades des Mercredis de l’Imaginaire Rennais de lire Les Lions d’Al-Rassan. Solennellement promis, parce que j’avais senti dans son discours la même fièvre que j’entends parfois vibrer dans ma propre voix quand il s’agit pour moi de recommander certaines de mes œuvres favorites. Il n’y avait pas eu besoin de beaucoup en dire, l’enthousiasme enflammé avait été largement suffisant à me convaincre, sans nécessité d’en évoquer bien plus. Et malgré mes manquements réguliers à l’achat du volume qui me permettrait finalement de respecter ce serment, je m’en souvenais encore, ponctuellement, comme une blessure à mon honneur de lecteur. Et puis j’ai fini par enfin passer le cap de l’achat, ne restait plus qu’à lire ; ce qui est donc fait.
Vient donc le moment où j’exprime mon infinie reconnaissance à ce camarade pour ce conseil enfiévré, comme j’exprime mon regret de n’avoir su le suivre plus tôt, et surtout, où je dois, encore une fois, confesser ma crainte cardinale : ne pas réussir, dans les lignes à venir, à rendre justice à un authentique chef d’oeuvre. Le mot est lâché. Il va donc être question de justifier au mieux le compliment.

Nous sommes dans un pays qui rappelle fortement l’Espagne du Cid, partagée entre le vieillissant royaume d’Espéragne, séparé entre les fils de son ancien suzerain à son décès, et l’Al-Rassan, ancien Khalifat déchiré par les vieilles oppositions et guerres de succession, entre religions, héritages historiques et intrigues de cour. Dans cet univers où les destins généraux et particuliers s’entrecroisent sans cesse, nous sommes amené·e·s à suivre les destins de gens ordinaires et moins ordinaires, auxquels est rattaché l’avenir de tout un territoire, dont les affrontements directs et indirects sculpteront la forme du nouveau monde à venir.

Difficile de proprement décrire l’ampleur du travail de Guy Gavriel Kay, comme son ambition. De la Fantasy Historique, peut-être ? Une base connue, solide, évocatrice, pour planter un décor somme-toute familier, et un énorme travail de déconstruction, puis de reconstruction, enlevant, ajoutant, changeant des milliers de détails pour mieux en jouer dans un théâtre d’ombres magnifiques. Certains rappels sont évidents, d’autres le sont nettement moins pour les non-initié·e·s mais jouent avec nos connaissances comme nos lacunes avec la même efficacité, en tout cas je n’ai jamais eu le sentiment d’en souffrir. Ce qu’on sait on le salue avec un sourire, ce qu’on ne sait pas n’est qu’un élément de plus dans la réussite de la construction de cet univers décalé, ce monde parallèle si particulier et, pourtant, si ordinaire, sachant créer l’extraordinaire comme narrer le quotidien. Une alchimie unique, un sentiment incroyable, celui de tout connaître et rien à la fois de ce qu’on découvre au fil des pages. On m’avait promis une oeuvre épique dans le sens le plus littéral du terme, une fresque monumentale, et on ne m’avait pas menti. Un travail atmosphérique, un souffle homérique, quelque chose que je n’avais jamais lu avant, et que je ne relirais sans doute jamais après, ou pas de la même manière. Comme certai·ne·s se rappellent leur première gorgée de bière, je me rappellerai mon premier Guy Gavriel Kay, avec un soupir enthousiaste et l’œil peut-être un peu humide.

Et comment, maintenant, rendre justice à tout ce que j’ai aimé dans ce roman à la hauteur du bonheur que j’ai éprouvé au contact de ses mots ? C’est impossible, mais je vais tâcher de déconstruire tout ça au mieux, en commençant par l’évidence pour moi et cielles qui me suivent régulièrement ici : les personnages. Evidemment, les personnages, car quels personnages ! D’abord le trio de tête, cielles sans qui cette histoire n’aurait sans doute pas la moitié de sa saveur, à savoir le Capitaine Rodrigo Belmonte, Jehane la médecin kindath et Ammar Ibn Khairan, poète assassin ; nullement réductibles à ces simples épithètes. Iels sont tellement plus que ça, des êtres sensationnels, de l’étoffe des légendes. Quelle profondeur, quelle puissance, quel souffle. Jamais ô grand jamais je crois n’avoir ressenti un tel besoin de superlatifs pour ne pas craindre de désigner sans suffisamment d’éloquence mon attachement et mon admiration à des personnages ; et surtout à ce que leur auteur voulait leur faire dire, par leurs comportements comme par leurs seules existences. Si je trouve souvent mon bonheur de chroniqueur dans l’analyse des significations camouflées des personnages et de leurs rapports à l’histoire racontée ; je trouve mon bonheur de lecteur dans la fébrilité de l’émotion, celle qui vous fait vous ronger l’ongle avant de tourner la page, celle qui vous fait vous demander ce qui va arriver, et vous empêche de décrocher. Guy Gavriel Kay et ses personnages ont su, à maintes reprises, me faire mettre mon cerveau de côté pour simplement me faire écouter mon cœur. L’exploit n’est pas mince, et un plaisir sans bornes à confesser.
Mais que ces trois-là ne me fassent pas oublier le reste du casting, aussi marquant bien que moins flamboyant. Et pourtant, iels sont nombreux·ses, fortes et belles ces autres voix, au sein de ce roman chorale, où les points de vue changent, virevoltent au gré des intrigues, des saisons et des voyages. Il aurait été aisé de se perdre ou de parfois céder à la facilité, mais il n’en est jamais rien. Aucun personnage n’est laissé de côté, tout le monde a droit à son moment, à un soin particulier apporté à sa psychologie et ses motivations, toujours dans le sens de mettre en place tous les rouages d’une plus grande Histoire qui dépasse la somme de tou·te·s ses participant·e·s, bien qu’ielles en soient tou·te·s les raisons d’être et d’avancer. Et c’est aussi beau à lire qu’à intellectualiser, parce que Guy Gavriel Kay ne réduit ainsi pas la machine historique à une addition de destins couronnés, mais bien à un ensemble plus large, complexe et humain. Nous sommes certes souvent plongé·e·s dans des intrigues de cour et des vendettas toutes personnelles, mais elles s’inscrivent toujours ou presque dans une dynamique plus populaire, où les décisions prises ont un impact au delà des personnes qu’elles impliquent directement. C’est sans doute ce qui donne autant de souffle à l’entièreté de l’incroyable tapisserie que l’auteur tisse et présente devant nos yeux, une profonde conscience des mécaniques de l’Histoire, où qu’elle se déroule.

Et c’est là que le récit gagne une autre grande partie de son ampleur et de sa puissance. Le sous-texte et les réflexions autour du pouvoir politique et des grands leviers de l’Histoire sont d’une richesse absolue, quasi-inédite dans ma mémoire au sein d’un récit tel que celui-là ; sachant convoquer des figures historiques comme fictives avec la même force sans jamais oublier d’y ajouter quelques chose de neuf. Entre les Jaddites du Nord, les Asharites du Sud et les Kindaiths perdu·e·s un peu partout entre les deux, les parallèles avec notre histoire sont évidents mais sont d’autant plus percutants qu’ils gagnent en poids avec la distance de la fiction ; ces parallèles sont certes clairs, mais permettent de rendre compte de l’universalité des erreurs et errements qu’ils relatent. Il s’agit de vider d’une partie des préjugés les plus évidents l’existence même de ces fois en apparence incompatibles, mais qui parviennent pourtant à cohabiter en bonne intelligence dès lors que les individus prennent la peine de dépassionner leurs certitudes et de les mettre à l’épreuve de la réalité et des valeurs qu’ils prétendent défendre. Une grande partie de ce récit est consacrée à l’idée que bon nombre de ses personnages agissent d’abord selon divers ensembles de règles et préceptes qui ne sont bons que tant qu’ils ne sont pas mis à l’épreuve de la vie ; à chaque fois qu’ils pensent avoir une bonne réponse, la vie change les questions. Et précisément, parmi tous ces personnages que j’aime, ceux que j’aime le plus sont ceux capables de s’adapter, de faire évoluer leurs règles en fonction de ce que la vie leur propose, principalement des rencontres, sans rester campés sur leurs positions en ne laissant aucune place au changement, en eux comme autour d’eux. Ces rencontres deviennent autant de chances à saisir, des moments pour apprendre et devenir meilleurs au contact de ce que d’autres peuvent avoir à leur inculquer.

Mais que cet aspect ne détourne pas non plus d’une autre grande qualité de ce roman, à savoir la qualité de son intrigue. Ou, devrais-je dire, de ses multiples intrigues. Entre les querelles personnelles, les complots, les escarmouches, les guerres, et quantités d’autres informations politiques à gérer, Les Lions d’Al-Rassan est un roman d’une affolante richesse thématique et événementielle, qui parvient pourtant à ne jamais se perdre au milieu de tout ce qu’il brasse. Les différents arcs narratifs se croisent et s’entrecroisent tout le long du récit avec un soin constant, sans jamais trop en faire ni oublier quelque chose en chemin, exploitant à fond toutes les pistes disponibles, créant bon nombre de scènes et dialogues mémorables. Les relations entre les personnages sont d’un organisme confondant, faisant la part belle à ce que l’humanité a de plus beau sans jamais oublier ce qu’elle est capable de commettre de pire. Tout cela confère à ce roman cette satanée puissance de frappe qui vous fait rire et pleurer, vous tordre les tripes au rythme des péripéties, vous fait craindre la prochaine page autant qu’elle vous conjure de vous y précipiter, parce qu’une surprise vous y attendra forcément si vous la sentez venir, mais sans pouvoir être certain·e de sa teneur. La délicieuse torture de la grande littérature, celle qui sait vous raconter des histoires d’une façon qui vous ramène à l’époque où l’on vous racontait des histoires avant de vous endormir ; où tout a un goût d’extraordinaire, même après la quinzième fois où vous vous faites avoir. Redécouvrir ce genre d’émotions, encore, c’est pour ça que je veux continuer à explorer tous les territoires littéraires.

Quel roman mes aïeux, quel roman. Quelle humanité, quelle authenticité, quelle leçon. Tant de choses à en dire que j’ai ici oubliées ou dû passer sous silence pour laisser le luxe absolu de leur découvertes à cielles qui, comme moi, auraient trop laissé traîner l’occasion. Il est rare pour moi de lire un ouvrage capable de me laisser aussi régulièrement et aussi sûrement bouche bée devant tant de maestria. Parvenir à faire se confondre tant de personnages puissants, de sentiments, de réalités sur notre monde présent à travers un monde passé en partie fantasmé, sans jamais faire passer sa sagesse pour de la pédanterie ; raconter tant de choses sans les dire sur nos capacités collectives et individuelles à faire une différence là où nous nous trouvons, à parvenir à dépasser les clivages qui paraissent insurmontables ou contrecarrer les destins qu’on nous prépare ; c’est tout ce que j’aimerais lire et découvrir sans cesse, jusqu’à la fin de mes jours. Et si je pourrais bien reconnaître qu’en effet, Guy Gavriel Kay, dans Les Lions d’Al-Rassan n’a rien écrit que je n’ai déjà croisé ailleurs, sous une forme ou une autre, je crois que lui a su l’écrire d’une façon que jamais je n’avais pu lire auparavant et qui m’a touché comme presque aucune autre. Il ne s’agit pas tant de ce qu’il dit mais de sa façon unique de le dire, qui rend le tout inévitable et implacable. Comme toujours, c’est aussi un supplément d’âme discret mais brûlant, indescriptible mais bien présent, ce simple soupir d’impuissance quand on nous demande, vraiment, ce que ce roman a de si bien pour qu’on le recommande à tour de bras. J’ai cru toucher du doigt cette sagesse, cette mélancolie de cielles qui ont compris, reçu quelque chose de la vie que je ne comprendrais, appréhenderais que bien plus tard, si j’ai de la chance ou que je fais les bons choix. J’ai éprouvé de la mélancolie alors que je fermais la dernière page de ce roman, avec néanmoins le sourire de celui qui se dit que la sagesse viendra bien un jour. C’est déjà ça. Je ne peux que vous recommander sa lecture, et vous souhaiter ce même sentiment.

Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles. 😉

5 comments on “Les Lions d’Al-Rassan, Guy Gavriel Kay

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