
Torn – Natalie Imbruglia
Plus j’avance dans mon parcours de lecteur, plus je me dis que je déteste l’idée du meilleur, y préférant largement l’idée du favori. Le meilleur suggèrerait un absolu, un modèle cosmique antédiluvien, quelque chose en quoi, personnellement, je ne crois plus à aucun égard depuis quelques temps maintenant. Qu’il existe un meilleur propre à chacun·e, synonyme de la préférence personnelle, je peux bien plus volontiers le croire ; car c’est cette singularité là qui parvient régulièrement à me convaincre de passer des caps pas forcément évidents. C’est la fièvre passionnée, propre à chaque autre lecteurice que j’ai pu croiser le long de mon parcours, qui a le plus souvent su me faire prendre des risques, bien au-delà d’un quelconque statut particulier lié à un consensus existant hors de ma sphère de connaissance.
Et évidemment, puisque vous savez lire un titre, vous vous doutez bien que je ne dis pas ça pour rien ; il s’agit aujourd’hui de parler d’un de ces ouvrages qui fait très globalement consensus, à propos duquel j’ai lu plus souvent qu’à mon tour qu’il s’agissait d’un des « meilleurs », si ce n’était même au singulier le plus superlatif. Dans ce genre de cas, j’ai tendance à parler d’une réputation, en insistant bien sur les italiques ; il n’y a qu’à voir l’écrin et les personnalités de qualité convoquées pour sa préface et sa post-face à l’occasion de la présente réédition. On n’aurait pas fait ça pour n’importe quel texte ou n’importe quel·le auteurice. Autant dire qu’avec mon passif de réception différenciée dès lors que les classiques consacrés sont concernés, je n’ai pas abordé cette lecture le plus sereinement du monde, mais plutôt avec un enthousiasme méfiant.
Alors il n’est nullement question d’accuser qui que ce soit de snobisme, d’élitisme ou d’un prosélytisme trop pressant ; si j’ai passé le cap, quoique prudemment, c’est bien parce que je n’ai lu à propos de ce roman qu’une réelle fièvre, du genre qui donne vraiment envie, pas qui repousse. Et si je me suis méfié, c’est principalement parce qu’on ne peut pas dire que ma curiosité m’ait beaucoup réussi ces derniers temps. Lecteur échaudé craint la page froide, si j’ose dire.
Mais alors, me direz-vous (et vous avez raison), pourquoi une intro si longue, et pour quel verdict, finalement ? Parce que c’est bien beau de pérorer, mais il s’agirait d’en venir au fait, quand même.
Une intro si longue pour, précisément, introduire mon propos, et donner un semblant de contexte, afin de justifier au mieux le fait que franchement, je suis passé assez loin de ce texte, malgré certaines de ses indéniables qualités. La question ne va pas être pour moi de justifier d’une incompatibilité d’humeurs ou d’esquiver un éventuel manque d’intérêt pour les thématiques abordées ou leurs développements. Non, il s’agira plutôt d’essayer d’expliquer au mieux pourquoi ce texte, malgré l’importance indéniable que je ne peux que lui reconnaitre dans l’héritage des littératures de l’Imaginaire, ne pouvait pas vraiment me plaire au sein de mon parcours personnel.
Je pense que La Main Gauche de la Nuit était condamné à me laisser indifférent avant même que je l’ouvre.
Sur la planète Gethen, les humains ne naissent pas définitivement genrés, mais vivent selon un cycle hormonal particulier qui leur fait adopter des caractéristiques sexuées différentes selon les circonstances. Et cela a des conséquences sociales et politiques qui ont le don de compliquer les relations entre les différentes sociétés de ce monde et Genly Aï, Émissaire unique de l’Ekumen, fédération galactique qui cherche à faire adhérer Gethen à leur société spatiale afin de tirer de cette potentielle alliance un bénéfice mutuel. Genly Aï parviendra-t-il a résoudre cette délicate équation où son propre statut d’homme, si monstrueux aux yeux de la population locale, le réduit à y être une inconnue supplémentaire ?
Si je n’ai pas été emballé par La Main Gauche de la Nuit, je crois que c’est d’abord, avant tout, et tout simplement parce qu’il arrive bien trop tard dans mon parcours de lecteur. J’ai la chance d’être à une période de ma vie où malgré mes 20 ans de lecture assidue et en priorité consacrée à l’Imaginaire, je peux encore me considérer comme jeune, et l’affirmer sans trop passer pour un con. Mais malgré tout ce temps que j’ai pu passer à explorer les littératures de genre, je ne l’ai pas toujours fait avec le réseau de connaissances et de conseils que je côtoie aujourd’hui, ou même une totale liberté de choix : si j’ai pu croiser quelques très grands noms et lire quelques références considérées comme indispensables à la compréhension de tous les enjeux des romans que je lis aujourd’hui, qu’ils datent ou non, je suis très (très) loin d’avoir tout lu. De fait, je n’ai commencé que très récemment à me rendre compte de l’importance cardinale de l’intertextualité dans le domaine des littératures de l’Imaginaire, à la fois dans une optique de compréhension primaire des textes, mais aussi dans l’optique de leur compréhension méta-textuelle. Bien au delà des propos plus ou moins évidents cachés sous la surface des mots, ce qu’on appellera communément le « message », il s’agit aussi parfois (et plus souvent que j’ai pu le croire, donc), d’y déceler des réponses. Les textes se parlent entre eux, et nous n’en sommes parfois que les spectateurices tierces, même pas concerné·e·s au premier chef, bien que récepteurices.
Et pour autant, de ces messages, de ces réponses, discrèt·e·s ou non, nous percevons souvent beaucoup plus que ce que nous pourrions croire, emmagasinant au fil de nos parcours de lecture des idées et des concepts qu’on embarque avec nous, jusqu’au moment de les sentir ressurgir de notre mémoire ou de notre inconscient, pour une connexion impromptue entre deux textes ou plus, qui soudain se parlent et échangent. C’est un sentiment que j’aime beaucoup, personnellement, je dois le dire ; mais uniquement dans le cadre où je peux percevoir une évolution positive sortir de ces échanges méta-textuels. Lorsqu’il ne s’agit à mes yeux que d’attaquer, tenter de détruire une idée à laquelle un·e auteurice s’oppose, plutôt que d’apporter une nuance ou simplement un autre point de vue qui laisserait la place à d’autres idées, je bloque.
Et puisqu’il s’agit de parler de La Main Gauche de la Nuit, à un moment tout de même, ici, le problème se pose à l’envers. Puisque publié en 1969, ce texte, forcément, ne s’attaque pas vraiment à d’autres textes que lui, d’autant plus sur des sujets aussi complexes et que je devine rares (voire inexistants) pour l’époque. Mais quand bien même il a été publié en 1969, je l’ai lu en 2021. Et c’est là tout mon problème : un « mon » qui se veut purement, essentiellement personnel. Voilà, on y arrive enfin.
Si vous en avez déjà marre de mes détours, mon sentiment se résumerait idéalement ainsi : Ursula K. Le Guin n’est pas la meilleure, c’est une pionnière. Il en va évidemment de même pour le roman qui nous intéresse, en tout cas à mes yeux, puisque je ne connais rien d’autre des travaux de l’autrice ou même du reste du cycle de l’Ekumen. Car bien que j’ai conscience de l’idée de devoir remettre l’œuvre dans son contexte, ce dernier m’est quand même globalement inconnu, et je ne peux juger ce que j’ai sous les yeux qu’avec mes connaissances propres, mon bagage personnel. Et c’est à l’aune de ces dernier·e·s que j’ai trouvé ce roman globalement insuffisant. Bien au delà du style trop contemplatif à mon goût, que je mettrais volontairement de côté pour cette chronique, j’ai systématiquement trouvé que malgré l’excellence des concepts et des idées d’Ursula Le Guin, rien n’était poussé assez loin dans le roman, créant un sentiment de frustration perpétuelle. À chaque fois que je voyais se dessiner un concept aux implications passionnantes, pensant y voir le cœur du sujet du roman, par l’amorce d’un développement profond et subtil ou une fulgurance langagière me faisant hocher la tête avec intérêt, mon enthousiasme naissant était douché par un subséquent tunnel de texte explicatif ou descriptif avant de passer à complètement autre chose. Du moins durant les deux premiers tiers, puisqu’au bout d’un moment, à force de voir mes espoirs détruits encore et encore, j’étais clairement blasé et j’attendais simplement que ça se termine, espérant sans vraiment y croire que certains événements promis déclenchent une séquence finale qui aurait donné plus de sens à l’ensemble en liant tous ces concepts inachevés en un bouquet final autrement plus flamboyant. Ce n’est pas arrivé.
Mais.
Mais je me suis demandé pourquoi et surtout comment toutes les idées développées par Ursula Le Guin, malgré leur évidente intelligence, n’arrivaient à ce point-là pas à me toucher, alors qu’en toute logique, elles auraient dû. Je tâchai donc de réfléchir à la question en parallèle de ma lecture désormais désenchantée pour trouver une explication rationnelle et satisfaisante ; que j’ai fini par trouver, ce qui nous ramène à ce que je disais précédemment. Toutes ces idées, je les avais déjà lues, tout simplement. Formulées différemment, implantées dans des contextes fictifs différents, avec des angles d’attaques différents, dans des paradigmes créatifs différents ; mais je les avais déjà lues. Il y a là un paradoxe assez terrible mais auquel je crois que personne en coupe à un moment ou à un autre : si je n’ai pas aimé lire Ursula Le Guin, c’est parce qu’elle a inspiré trop d’auteurices après elle. Et ce sont ces auteurices là qui m’ont les premier·e·s, sous son ombre tutellaire mais invisible à mes yeux faute de connaissance suffisante, sensibilisé à toutes ces problématiques. Que ce soit les difficultés de communication entre les cultures, les dominations systémiques liées (notamment) à la question du genre, les réflexions autour du patriotisme, la question du libre-arbitre, de l’appartenance à une communauté, la soumission aux règles qui la régissent, ou toutes les thématiques brossées dans La Main Gauche de la Nuit, j’ai déjà lu tout ça ailleurs, et souvent avec plus d’acuité, en tout cas à mes yeux. Mais pour des Becky Chambers, Rivers Solomon, Iain Banks ou Ada Palmer, pour ne citer qu’iels, que j’ai lu·e·s et adoré·e·s bien avant de seulement appréhender l’importance de l’héritage d’Ursula Le Guin, il est assez évident que cette dernière souffre de sa propre influence à cause des années passées et de mon parcours de lecteur qui me l’a fait rencontrer si tard. Je comprend d’autant plus aisément pourquoi d’autre personnes ayant côtoyé son travail en premier auront plus de tendresse et d’affinités avec ce dernier plutôt qu’avec des travaux plus modernes ; il y a une question d’habitude, de configuration spirituelle et d’attentes qui rentre en ligne de compte.
La Main Gauche de la Nuit n’a finalement, je pense, que souffert d’un terrible effet de contraste dans le traitement de ses problématiques, se « contentant » d’un paradigme très hétéronormé et monogame à peine déconstruit au travers du point de vue se son héros, là où L’Espace d’un An va beaucoup plus loin, par exemple, tout comme dans l’expérience de l’altérité socio-culturelle. Dans un autre registre, la complexité des systèmes politique de la Karhaïde et de l’Orgoreyn font pâle figure face à ceux de Terra Ignota, évoquant peu ou prou des blocs politiques passés bien connus de nos livres d’histoire depuis les années 60/70. Les illustrations seraient multiples, mais je pense que ces deux-là suffiront à démontrer ce que je veux dire : le roman ne tient pas ses promesses à la hauteur qu’il m’a semblé promettre. Évidemment, comparaison n’est pas raison, mais en terme de ressenti, il me semble que ça explique bien ma relative déception ; l’ambition de l’époque en terme d’abstraction ne devait pas être le même qu’aujourd’hui, tout comme l’exigence au moment de la réception. L’idée n’est pas de dire que le roman est mauvais, très loin de là – vraiment très loin – mais il me semble qu’avec mes sensibilités et mes envie de lectures, j’avais trouvé mieux pour moi bien avant de m’y essayer, parce que d’une certaine façon, je suis arrivé trop tard. Mon plaisir de lecture a forcément été affecté par la réputation de brillance de l’ouvrage, que je n’ai pas vraiment trouvée et comprise autrement qu’en faisant un effort conscient de retour en arrière et d’oubli de choses que j’avais déjà pu lire et qui en héritaient directement. Une gymnastique mentale forcément un peu fatigante, à force, ce qui explique sans doute aussi pourquoi j’ai eu autant de mal à terminer (au delà d’un style vraiment contemplatif), et surtout pourquoi il fallait une chronique aussi exhaustive pour exposer clairement mon opinion à son égard.
Bref, une déception, encore une, s’agissant de classiques qui de toute évidence ne seront pas les miens quand arrivera le temps d’en recommander avec la même fièvre que les personnes qui m’ont recommandé cette lecture précise. Mais une déception matinée de reconnaissance, tout de même. Reconnaissance pour l’influence, l’héritage, l’amour de l’Imaginaire transmis à d’autres lecteurices et auteurices, me donnant bien au delà de cette occasion ratée une pléthore de réussites et de raisons de réellement m’enthousiasmer, au fil de découvertes plus heureuses, qu’elles fussent littéraires ou humaines.
C’est bien pour ça que je préfère parler de favori que de meilleur. Le meilleur n’est que ponctuel et dépend de critères flottants, dépendants de sensibilités, de paradigmes évoluant en permanence (sauf en cas de très sale mauvaise foi, mais c’est un autre problème). J’aurais du mal à dire ou reconnaître que ce roman était le meilleur, mais je comprendrais complètement qu’il soit le favori. Il ne pouvait pas être le mien, parce qu’il n’a pas eu les circonstances idéales à sa disposition pour avoir le même impact sur moi qu’il a pu avoir sur d’autres lecteurices qui n’avaient pas le même bagage ou parcours que les miens. Et là encore, il ne s’agit pas de meilleur ou de pire, il ne s’agit que de différences de perception, qu’il faut à mes yeux appréhender au mieux ; avec ce que cela implique d’empathie, de curiosité et de largesse d’esprit.
Sans Ursula Le Guin ou La Main Gauche de la Nuit, nul doute que je ne serais pas là aujourd’hui à vous parler des raisons qui font que ce roman ne sera jamais parmi mes favoris, au contraire de beaucoup d’autres qui se revendiquent de son héritage. Malgré ma relative tristesse au moment de clore ma lecture, j’avoue que j’ai un petit plaisir au moment de clore la chronique, parce que quand, même, le paradoxe est savoureux, et quelque part assez élégant ; une sorte de ruban de möbius ou d’ouroboros conceptuel, une démonstration qui s’infirme elle-même.
Mme Le Guin, merci d’avoir écrit, il y a si longtemps, un roman que j’ai si peu aimé.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles.
J’avoue que c’est un peu ce qui me freine, j’ai peur d’avoir le même ressenti que toi à la lecture. Je l’ai dans ma wishlist depuis des années pourtant, mais je crains tellement une « déception » que pour le moment je n’arrive pas à franchir le pas. Mais en même temps… Ursula Le Guin, quoi.
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Ta conclusion est quand meme sacrément jolie !
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Merci beaucoup. ❤
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Bon vous êtes plusieurs à parler d’Ada Palmer en chroniquant ce bouquin. J’ai une peur terrible de Terra Ignota (que je sais quasi certainement que je ne vais pas aimer) donc ça ne me rassure pas à l’idée de découvrir celui-ci ^^
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