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La Horde du Contrevent, Alain Damasio

Heathens – Valley Of Wolves (extrait de l’album Outlaws)
Empty World – Volturian (extrait de l’album Red Dragon)

Alain, m’sieur Damasio,
Tu m’accorderas l’audace du tutoiement ; promis, ça ne se veut pas un manque de respect. Ce sera juste plus simple pour moi, j’ai toujours trouvé le vouvoiement aussi guindé qu’hypocrite et de toute façon tu ne me liras probablement pas. Cette chronique, qui s’annonce déjà sous une forme différente de d’habitude, parce qu’elle est spéciale, elle existe avant tout pour moi et pour les quelques personnes qui je sais pourront s’y retrouver, au moins un peu. Elle devait être spéciale, avec les italiques et le ton idoine, parce que ton roman, dans mon parcours, c’est exactement ce qu’il est, comme pour, je le sais, plein d’autres gens. Pour nous, y a un avant et un après La Horde du Contrevent. C’est un roman dont on est très nombreux·ses à tenir le souvenir contre nos cœurs depuis des années, en chérissant les émotions que tu nous a procurées, ce sentiment singulier de lire quelque chose de littéralement et littérairement unique, cette impression d’avoir découvert quelque chose à part. D’avoir compris d’un coup d’un seul de ce dont l’Imaginaire avec un grand I était capable.
Je devais avoir quoi, 16, 17 ans. Rends-toi compte, j’en ai maintenant 31, et je me souviens encore comment j’ai croisé ton nom et ton oeuvre pour la première fois, et je suis peut-être même pas le seul dans ce cas-là. C’était au détour d’une quote sur BashFr, devenu DansTonChat, depuis. Comme le temps file, c’est terrible. Mais voilà, j’étais déjà curieux, à l’époque, affamé de tenter des choses nouvelles, aiguillonné par les passions fiévreuses et contagieuses. Il m’avait alors suffi de quelques recherches pour tomber sur le phénomène que tu semblais constituer à l’époque, d’autant plus titanesque que mes perspectives de jeune lecteur, à peine un pied dans le pédiluve de la piscine de l’Imaginaire, te rendaient encore plus gargantuesque que ce que tu étais. Je n’ai pu vraiment juger qu’en allant pour la première fois aux Utopiales, mon premier festival, juste pour toi. Je me souviens encore de la longue queue qui t’attendait pour les dédicaces, d’autant plus longue que tu étais arrivé avec un quart d’heure de retard, tout distrait dans une conversation à la buvette, nous avait-on dit.
À l’époque, j’avais pris ça comme une extraordinaire marque de simplicité pour un auteur que je pensais déjà être un monstre sacré, dont l’œuvre que je ne voyais que comme un chef d’œuvre absolu dès lors indépassable allait marquer la littérature à jamais. Quand on est ado, on a tendance à vivre les choses un peu trop à fond. Je manquais évidemment de recul et de sagesse. Ça ne veut pas dire que je regrette d’avoir pensé ça, ou que c’était une erreur de ma part. Ton roman, je l’ai relu quoi, trois ou quatre fois, en l’espace de quelques années, avec toujours le même émerveillement. Mais plus depuis 8 ans au moins. Je dis juste qu’on grandit, qu’on évolue, qu’on change, tout bêtement, nos goûts et nos opinions avec, surtout dans un tel laps de temps, et dans une période aussi agitée, tendue, que celle qu’on vit.
Et il me semble précisément que t’as pas mal changé, ces dernières années. Ou du moins que la perception publique qu’on pouvait avoir de toi a changée, a minima. Clairement, tu m’as déçu ; c’est pas plus compliqué que ça. Depuis la sortie des Furtifs et ta (sur)médiatisation nouvelle, je t’ai vu progressivement dériver vers des positions qui ne m’ont pas plu, tenir des propos qui m’agressaient, personnellement, avec une attitude qui me paraissait tant jurer avec ce que j’avais retiré de ton roman phare qu’elle me faisait douter de mes souvenirs. En ajoutant à cela les retours très mitigés sur ton dernier ouvrage, j’ai progressivement perdu la conviction qu’on était tant fait pour nous entendre que ça ; je n’ai jamais osé lire Les Furtifs, je n’oserai sans doute jamais. Et puis je repoussais, sans cesse, encore et encore, ma promesse faite à moi-même, de relire La Horde du Contrevent, pour enfin pouvoir répondre à ces questions qui me taraudaient, moi et tant d’autres avec qui je partageais une forme singulière d’angoisse.
Ce roman avait-il mérité mon enthousiasme, à l’époque, le méritait-il encore ? N’était-il qu’un coup de chance ou de talent extraordinaire, ou est-ce que j’avais été aveuglé par ta légendaire faconde, ton style si singulier ? Il y a 18 ans, étais-tu le même qu’aujourd’hui, seulement sous des déguisements de fantasy, ou un autre que je n’avais seulement su voir ?
Vastes et complexes questions, évidemment. Frustrantes, surtout, avec un souvenir trop vague de ton travail malgré le sentiment de tant te devoir, à l’aune de mon parcours. Sans toi, je n’en serais pas là, c’est certain. Alors je t’ai relu, une bonne fois pour toutes. Il le fallait bien ; parce que je ne pouvais plus vraiment supporter de ne pas être sûr, de ne faire vivre mon émotion et les dialogues autour de ton travail que sur les fondations d’évocations à moitié effacées par le temps. Et puis comme ça, c’était fait, aussi. Parce que bon, ça fait quand même quelques paires d’années que tu constitues un mètre étalon singulier ; c’est pas que c’est essentiel de pouvoir se situer vis-à-vis de toi, mais c’est sacrément utile.
Allez, j’arrête d’ergoter. Mais je pense que le contexte était vital pour que mon ressenti nouveau prenne tout son sens, tu me pardonneras, j’espère, d’avoir un peu pris mon temps.

J’avais anticipé cette lecture comme une épreuve, pour être honnête. À force de discussions contradictoires et passionnées depuis toutes ces années qui me séparaient de mes souvenirs, j’avais très peur de retrouver dans ton roman tous les défauts que je pensais t’être injustement reprochés, ou pire, des nouveaux dont je n’avais jamais eu conscience. Le fait est que ta manière d’être publique, je le savais, tout comme tes idées et tes valeurs, allaient forcément jeter une nouvelle lumière sur un récit que je ne pouvais plus lire avec les mêmes yeux qu’autrefois ; ce que je ne voulais surtout pas, d’ailleurs. Les œuvres, à l’instar du temps, passent. La Horde du Contrevent risquait de devenir à mes yeux le témoin d’une époque révolue, je le savais, ne fut-ce qu’au titre de ma propre sensibilité ; il n’était pas question de grand chose d’autre, d’ailleurs. Le miracle aurait été qu’il reste la même perle de perfection qu’à cette période bénie où je n’avais pas encore complètement perdu ma capacité d’émerveillement, et une certaine forme de naïveté.
Mais évidemment, le temps a passé. Je crois que je le savais au plus profond de moi, d’où cette peur insidieuse et ce recul permanent jusqu’à la décision finale, teintée de renoncement. Je savais que j’avais bien trop lu, trop vu, trop su, pour pouvoir convoquer à ma place l’adolescent d’alors et ressentir encore le même délice qu’alors. J’espérais simplement, je crois, pouvoir recapturer l’unicité de ton grand œuvre, au moins un peu. Saluer l’excellence, en concédant seulement quelques scories invisibles à mes yeux plus jeunes. J’en serais sorti aussi soulagé que content. J’aurais été satisfait.
Mais le constat est malheureusement plus amer. Douloureux, même, parce qu’il tient à rien.
Ce dont je me suis rendu compte, en fait, Alain, c’est que tu ne m’impressionnes plus.

Je me souviens que ce qui tranchait le plus, avec toi, dans ton lectorat, c’était ton usage si singulier, si virevoltant du style. J’avais adoré ça, mes premières fois. J’étais fou de Caracole – ah cette joute à Alticcio ! – comme j’étais impressionné par le jargonnage de Golgoth ou l’élégance ouatée de Sov ; évidemment que j’ai été marqué par cet usage si particulier des signes dans la multiplicité des points de vue. Pour dire, je me rappelais encore de la moitié des personnages juste grâce à leurs symboles, et je n’ai quasiment pas eu à me servir du fameux marque-page pour parvenir à suivre tout le long de ma relecture : les différents styles et les éléments de contexte ont suffi à me remettre ce qu’il fallait là où il le fallait.
Et donc, oui, ce fameux style. Au rang des choses qui ont changé c’est bien ma perception de ce dernier qui fait que j’ai beaucoup moins profité qu’à l’époque de tes audaces, qu’elles fussent orthographiques, syntaxiques ou poético-philosophiques. Le reproche que je fais le plus souvent au style, c’est de n’être qu’un écran de fumée projeté au dessus de la vacuité des idées. À cet égard, je dois bien dire que tu es globalement exempt de reproche à mes yeux. On aime ou on aime pas ton déploiement de jargons, de néologismes et de fractures langagières, il serait à mon goût malhonnête de leur imputer une quelconque prétention ou la moindre arrogance. À cet époque en tout cas, je n’ai pas le sentiment que tu en faisais des caisses pour le principe : ce bombardement incessant, cette frénésie, elle a du sens, dans ce texte. Il ne s’agissait pas de faire rimer ou exploser les conventions parce que c’était ce qu’on attendait de toi ou une manière de te démarquer : c’était sincère, avant tout. C’est sans doute ça qui m’avait tant séduit, ébloui. Ton travail ne ressemblait à aucun autre, parce que c’était toi. Juste toi, flamboyant de liberté et d’idées que je n’avais jamais croisées nulle part ailleurs, mises en œuvre comme jamais auparavant. Et je ne dis pas que tu as perdu de ta sincérité depuis, au fond. Mais tu as clairement perdu en spontanéité. La Horde du Contrevent, elle respire. Elle ne fait pas du Caracole ou du Golgoth en permanence, elle sait prendre son temps ou des pauses.

Alors oui, maintenant, forcément, j’ai remarqué que tu en faisais trop, voire beaucoup trop, à l’occasion. J’ai remarqué aussi, de fait, que parfois, tu te dépassais toi-même, et que tu devais faire des pirouettes pour éviter de tomber dans des pièges que tu t’étais toi-même tendus. Alors c’est pas grave en soi, évidemment, et c’est à mettre sur le compte de mon enthousiasme aveugle d’alors si je n’y étais pas préparé ; mais force est de reconnaître que par moment, du coup, ton roman n’est pas si ciselé que ça. Je crois sincèrement que tout à ma fièvre de l’époque, j’avais complètement zappé ce que je ne peux pas appeler autre chose que des trous d’air. Avec un peu d’ironie, je l’admets.
Mais en fait, quand on te connait un peu et qu’on sait que tu te considère plus comme un philosophe écrivant de l’Imaginaire que l’inverse, on voit mieux à quel point, déjà, à l’époque, ton univers de fantasy n’était qu’un vaisseau pour ta philosophie. Je ne jugerais pas de cette dernière et de sa pertinence intrinsèque ; je n’ai pas grand chose d’un philosophe moi-même et mon propos ne concerne que ton roman. Mais forcément, tous les passages où tu déploies longuement ton discours conceptuel au travers de tes personnages, sans réelle incidence directe sur le récit… Bah c’est chiant. (En plus de parfois fleurer les relents de développement personnel new age, mais c’est encore autre chose). Je dis pas que c’est pas intéressant, en soi, d’autant qu’il y a quand même des liens avec certains des concepts les plus captivants de ton univers ; mais bordel que c’est mal dosé. Des palettes entières d’exposition constituant parfois des chapitres entiers où on doit lire des logorrhées interminables sans jamais savoir si elles auront la moindre importance par la suite ; j’en suis parfois venu à me demander si tu n’es pas simplement plus intéressé par tes concepts que par ton histoire ou les personnages qui l’habitent.

Pas que tu n’aies pas soigné ton univers ou ton casting. Ça non. Ton monde a du souffle à revendre, il est vif (*wink wink*). Pour être complètement honnête, malgré la nécessité ponctuelle de t’accorder quelques jokers – géographiques, topologiques et culturels notamment – pour parvenir à garder mon incrédulité suspendue, j’ai été agréablement surpris par pas mal de détails que j’avais complètement oubliés ou ratés, plein de ces petites choses qui récompensent le lectorat attentif et donnent discrètement des éléments de l’intrigue ou aident à mieux comprendre les règles qui régissent le monde qu’habite la Horde et influent sur son processus de décision. C’était certes moins subtil que ce que j’avais cru les premières fois, puisque mon côté analytique est devenu bien plus fort et exigeant que ma capacité d’émerveillement, mais ça reste globalement assez solide. Pour ce qui est du casting, on sent l’effort, tant dans les personnalités que les motivations de chacun ; et moi qui avait été échaudé par les lectures d’autres personnes que moi n’y voyant qu’une distribution archétypale de slasher, j’ai été très vite rassuré. Tout ce beau monde est organique, avec de belles complexités et des profondeurs toujours aussi touchantes. Pour être, non sans ironie, rappelé à une autre réalité, une autre lecture à laquelle j’aurais préféré ne pas croire ou être exposé de telle manière.
Parce que même à ton corps défendant, Alain, ton bouquin est terriblement sexiste.

Pas étonnant que je ne m’en sois pas rendu compte dans ma jeunesse, dans ma regrettable candeur d’alors, sans parler de mon tourbillon d’hormones, nourrissant une faim de fantasmes servie par tes obsessions. Mais impossible de passer outre ce que le monde d’aujourd’hui m’a appris. Si je veux bien te concéder que tu as essayé de faire de tes personnages féminins de réelles personnages avec le même soin que les personnages masculins, je ne peux pas te dire que tu as pleinement réussi, ça non. Passant outre le volume de texte que je devine très favorable à Sov (ce qui est somme toute logique) et Golgoth, elles ont des personnalités, d’accord. Callirhoé n’est pas Aoi, qui n’est pas Alme ni Oroshi ou encore Coriolis. Ces femmes ont, à l’échelle du roman, des motivations et des façons de les exprimer relativement différentes, certes. Mais seulement lorsqu’elles sont seules et qu’elles n’ont aucune sorte de rapport avec un homme.
Parce que dès lors que tes personnages féminins sont considérées par un de tes personnages masculins ou seulement côtoyées, elles rentrent d’office dans une case : frigide, salope, ou maternelle. C’est terrible. Il est possible que ma propre perception de l’obsession sexuelle dans la littérature francophone distorde quelque peu ma relecture de ton travail, mais honnêtement, j’en doute. Peu importe le contexte ou le personnage qui s’exprime, dès lors qu’il s’agit de parler d’une femme, tes hommes parlent de sexe, atteignant parfois de tristes sommets de vulgarité, malgré toutes les formules de style que tu peux employer pour eux. Peu importe de qui on parle, il semble essentiel qu’on sache si une femme est jolie ou non, qui elle se tape ou à quelle fréquence, voire même de quelle manière. Non seulement, ça m’énerve en soi parce que ça ne m’intéresse pas plus que ça ne me concerne, mais surtout je ne comprends pas pourquoi tu te sens obligé de le faire dire à chaque fois, y compris dans les pires contextes.
Tu pourras dire qu’un personnage comme Oroshi est la preuve que tu considères les femmes comme des égales des hommes, et je pourrais croire à ta sincérité, puisque tu lui confies tous les secrets du vent et une capacité d’aéromaîtresse inégalée. Mais même elle, tu ne la fais réellement s’accomplir qu’au travers de sa grossesse finale, à ses yeux comme à ceux du récit, en dépit de toutes les significations supplémentaires que tu essaies d’y inscrire. Tes femmes n’existent réellement que pour être des intérêts sexuels ou amoureux – sans dissociation possible – au service de tes hommes, elles ne sont pas réellement des femmes tant qu’elles ne sont pas des mères, ruinant de fait tous tes efforts de caractérisation ; versant dans un essentialisme aussi daté que contre-productif.

Parce qu’il y a de la matière, dans ce bouquin ; il y en a même plein. Mais pour toutes les valeurs que j’avais pu en retirer dans ma jeunesse, avec le luxe de l’ignorance, les choses ont changé. D’avoir quelque peu appris à te connaître, même si ce fut de façon indirecte, ç’a énormément changé mes perspectives sur ton travail et ce qu’il signifie, en tout cas à mes yeux. Et ce qui m’a frappé, c’est à quel point le sous-texte de La Horde du Contrevent, désormais, dans sa foisonnance, me parait brouillon, tendant presque au contradictoire. Ta Horde est un symbole de solidarité et d’abnégation face à l’adversité, ça je ne pourrais jamais te le retirer. Même le Golgoth, dans son jusqu’au-boutisme forcené et ses mauvaises manières, dans ce qu’il représente d’une hérédité malade, il a su me toucher et me faire encore réfléchir, malgré ses écarts langagiers et sa brutalité égoïste. Parce qu’on en revient, finalement, à cette sincérité que j’évoquais auparavant.
Ton roman a beau être très travaillé, multiplier les voltes et les acrobaties, il ne peut absolument pas cacher ce que tu penses ni qui tu es. Je ne saurais dire si tu te vois plus Golgoth ou Sov, Pietro, pourquoi pas, même. Mais en relisant ce roman avec plus de 15 ans d’écart et l’éclairage de toutes tes sorties, je me rends compte que tout y était plus ou moins déjà. Ce désir de révolte, de renversement d’un ordre établi injuste, mais quand même dans le cadre d’une tradition. Ça sonne cruel à mes oreilles, mais ton goût de la révolution me semble réactionnaire, désormais, en parcourant les mots de ta Horde. Ils se savent finis, trahis, mais plus que tout, veulent continuer, avancer coûte que coûte, prouver que leur méthode était la bonne, sans vouloir passer la main à ce qui vient. Pendant longtemps, sans tous les éléments, j’ai cru que ton roman était un plaidoyer enragé pour une révolution. Il n’est finalement rien d’autre qu’un renoncement. Le constat amer qu’une ère s’achève et que tu aurais voulu qu’elle ne s’arrête jamais vraiment. Alors tu te rassures avec des mantras un peu creux mais qui sonnent bien, tu injectes de l’esthétique dans le chaos d’un monde qui t’échappe chaque jour un peu plus. L’illusion ne dure pas longtemps, mais tant qu’elle dure, elle fait du bien, elle rassure, à l’image de ta conclusion, je crois.

Je sais qu’elle a pas mal fâché, d’ailleurs, et qu’elle fâche toujours, cette fin. Ce que je peux comprendre, honnêtement. Parce que si ton roman a su me convaincre plus qu’aucun autre que la destination compte moins que le trajet – ce que je crois toujours dans une certaine mesure – je peux aussi tout à fait appréhender l’idée selon laquelle une conclusion aussi abrupte, bassement logique, et somme toute prévisible, contredit quelque peu la flamboyance et l’ambition du reste du récit. Je n’en parle d’ailleurs que parce que je sais que l’avis de pas mal de monde sur ton travail s’arrête souvent à cet obstacle plutôt qu’à d’autres. Moi je l’aime bien, d’autant plus maintenant qu’elle appuie mon analyse du reste de ton travail dans ce texte.
Il ne s’agissait pas tant de raconter une grande aventure avec des personnages mémorables, même si, encore une fois, tu as soigné au mieux tous les aspects de ton histoire ; il s’agissait d’abord et avant tout de trouver le support idéal à tes idées. je me répète un peu mais c’est pour appuyer encore un peu plus mon propos à cet égard : j’ai été marqué par cette interview de toi où tu expliques que tu n’es pas un écrivain d’Imaginaire, et que tu n’en lis que peu, préférant la philosophie, les concepts et l’usage novateur de la syntaxe. Ce roman n’est rien d’autre qu’une preuve de cela, dès qu’on le sait. Et c’est sans doute pourquoi tu as su séduire tant de gens, moi compris, avec ma très faible connaissance des littératures de l’Imaginaire, et pourquoi aujourd’hui tu ne m’impressionnes plus autant qu’alors.

J’ai lu mieux, tout simplement. Alors pas absolument mieux, je récuse toujours autant l’idée d’absolu, surtout en littérature, et encore plus en Imaginaire. Mais le fait est que mes goûts ont évidemment évolué, et surtout que dans le cadre d’un récit de fantasy, depuis 18 ans, j’ai lu bon nombre de romans qui à mes yeux faisaient tout ce que tu as fait dans La Horde du Contrevent d’une manière qui me satisfaisait plus, y compris en dehors du cadre de la fantasy, que tu récuses en soi de toute manière, j’en suis sûr. Séparément, peut-être, oui. Sûrement, d’ailleurs. Mais il n’empêche que si on devait parler d’une dynamique de groupe dans l’adversité, j’ai préféré les Chevauche-brumes ou La Dernière Geste. Si on parle de philosophie intriquée à l’Imaginaire, je préfère Terra Ignota. Si on parle d’un autre monde ou de réflexions profondes, je trouverais plus mon compte dans Les Dieux Sauvages, chez Sénéchal ou les Rhéteurs, sans aucun doute.
Tu m’as pris par surprise, Alain. C’est tout. Dans mon filtre de perception, tu as pris un coup de vieux monumental. Ce qui n’est pas pour dire que ton travail sur la langue ne demeure pas unique et propre à ta production ou que quiconque en jouissant encore aujourd’hui aurait tort, non. Ce que je veux dire, c’est juste que ce tu proposais à l’époque correspondait à ce dont j’avais besoin pour me rendre compte de ce qu’il était possible de faire dans l’Imaginaire francophone ; que je pouvais ouvrir mes horizons de lecture à bien d’autres choses, que rien n’était immuable. Comme tu as sans doute été ce catalyseur pour d’autres que moi, lecteurices comme auteurices : on ressent encore ton influence chez beaucoup de gens, pour le meilleur ou pour le pire, dans la façon de percevoir les textes comme de les écrire.

Alors voilà. Non, cette relecture n’a pas été une partie de plaisir. Pas mal de choses que j’ai aimées comme au premier jour, beaucoup d’autres que je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer avec un rictus de désagréable surprise ou même parfois de dégoût, un bilan mitigé, bien loin de mon tendre et ébloui souvenir initial. Mais le constat implacable, quand même, que ton œuvre ne ressemble toujours à aucune autre, positivement comme négativement, à proportions fluctuantes. Je ne pourrais jamais te confondre avec quelqu’un d’autre, même s’il tentait vainement d’imiter ton style si caractéristique, si facile à caricaturer, y compris par tes propres soins. Mais le fait est qu’en approchant ce roman avec juste un peu de doute prudent plutôt que – comme à l’époque – la conviction profonde de lire ou relire un chef d’œuvre, j’ai aperçu des failles qui alors m’étaient invisibles.
La Horde du Contrevent me donne le sentiment d’être le roman de ta vie, du genre qui définit éternellement son auteur, à la limite de la malédiction, y compris dans l’esprit de cielles qui t’ont lu : je sais que je n’ai pas été le seul à ne pas oser te relire malgré l’envie, par crainte de n’avoir aucun souvenir finalement assez solide. Et effectivement, les miens n’ont pas survécus. Sans que cela ne m’attriste particulièrement, puisque j’avais déjà un peu fait ton deuil, je ne peux pas non plus dire que cela me réjouisse, forcément. C’est comme ça, c’est tout.
Parce que malgré ma morgue résiduelle et ma déception, mon honnêteté me commande de reconnaître toute l’influence que tu as eu sur moi et mon parcours, Alain. C’est bien pour ça que tu m’as tant déçu, par tes sorties, comme tu as sans doute déçu tant d’autres, qui t’ont lu ados, comme moi, ou au moins à des moments importants, durant des périodes déterminantes. Tes audaces ont été formatrices, lumineuses, pour soudainement paraître, si longtemps après, aux mêmes personnes, obscures, méprisantes, violentes. Parce que ce monde a changé, mais toi, à l’instar de ton Golgoth, tu sembles l’avoir simplement refusé. Tu continues de contrer seul, jusqu’à la chute, perdant une part du Pack qui avait souhaité te suivre jusque là. Quelle ironie de me dire aujourd’hui que sans t’avoir mal lu à l’époque, je n’aurais jamais pu bien te lire aujourd’hui. C’est beau quelque part, non ? C’est que je vais choisir de retenir de toute cette drôle d’aventure.
Tu es désormais de ces amis littéraires que je vais laisser derrière moi sans la moindre espèce de regrets, mais en emportant quand même un petit bout de ce qui est né de notre rencontre, pour le souvenir.
Alors merci Alain, et au revoir, pour ne pas dire adieu.

16 comments on “La Horde du Contrevent, Alain Damasio

  1. L'ours inculte dit :

    Ha oui, je me retrouve dans ta chronique, je reste persuadé que Damasio a séduit les lecteurs par accident, avec un équilibre unique que lui même paraît presque renier. Et non, je le relirai pas XD

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    1. Laird Fumble dit :

      Encore une fois, je me sacrifie pour l’équipe. :p
      Et je crois aussi que le côté philosophe et fantasy approximative a séduit des lecteurices de blanche, ce qui a du l’aider le bouche à oreilles.

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  2. ladygoodwords dit :

    Vraiment un superbe article, qui m’a touché, alors que… je n’ai pas encore lu le livre. Probablement parce qu’il résonne très fort en moi, avec d’autres références. C’est superbement bien écrit et percutant. C’est peut-être un peu hors sujet et je m’en excuse, mais bravo pour ça. Sincèrement.

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    1. Laird Fumble dit :

      C’est absolument pas hors sujet.
      Merci infiniment, c’est moi qui suis touché.

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  3. Symphonie dit :

    Très chouette chronique ! J’avais lu la Horde quand j’avais une vingtaine d’années, et à l’époque, même si je n’avais pas été réellement conquise par le bouquin, j’avais été impressionnée par l’exercice de style.
    Mais… je n’ai lu aucun autre livre de Damasio, et je ne relirai jamais la Horde, en raison de ce que tu évoques. Du coup, merci d’avoir mis les mots sur tout ça, je pense qu’on va être plusieurs à s’y retrouver.

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  4. Elwyn dit :

    Je n’ai pas lu ce titre, mais, quelle belle chronique que tu en fais. Vraiment. Sincèrement touchée, bien que je n’aie pas les mots pour l’exprimer.

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  5. Fabien Lyraud dit :

    Dans la Horde du contrevent, Golgoth / Staline supervise la traversée contre le vent / le plant quinquennal. Pour la réussite du plan il a recours à tous les stratagèmes; flatteries, menaces. Il pousse ceux de la compagnie à se dépasser (Stakhanovisme). Pour réussir il a besoin d’instrumentaliser Carcole / le dissident qui apporte l’espoir d’autre chose. Et sans cet espoir le projet est voué à l’échec. Et de toute façon ce projet est absurde et va consumer la vie de ceux qui s’y consacre parce qu’il est absurde.
    En fait la Horde c’est la société de l’URSS de Staline, de la Chine de Mao, du Cambodge de Pol Pot, du Cuba de Castro. Toutes ces société communistes où le collective passe avant l’individu pour satisfaire l’égo du chef.

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  6. Albi dit :

    Je lis bcp de SF, mais je n’ai jamais pris le tps de découvrir Damasio, même si j’ai tjs pensé que c’était une grosse lacune. Un jour j’ai eu l’occasion de l’écouter sur la chaîne Thinkerview (YouTube) et j’ai été … comment dire …. j’ai pensé que finalement je n’avais pas eu complètement tort de tjs remettre à plus tard la lecture de ce pourtant théoriquement incontournable chef-d’oeuvre, selon la grosse majorité des lecteurs de SF. La lecture de fin d’interview par l’écrivain d’un passage de son propre bouquin (les Furtifs, justement, si je ne m’abuse), à la demande il est vrai de l’interviewer, a achevé de me refroidir. La superbe chronique ci-dessus apporte des éclairages précieux sur l’importance d’écrire avec une certaine intégrité dans ses intentions (j’me comprends ;- ). En tout cas encore bravo à l’auteur de cette chronique, qui a sur mettre le doigt sur tout ce qui peut faire mal vieillir une oeuvre (son auteur en premier lieu, semble-t-il). Je lirai qd même un jour la Horde du Contrevent, juste pour être sûr.

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  7. LiamAzerio dit :

    Bravo pour cette superbe chronique qui exprime, je pense, le sentiment étrange de bon nombre de personnes. Damasio est un auteur qui m’a marqué avec la Horde, et qui m’avait donné à l’époque l’enthousiasme de commencer à écrire. J’ai fait mon deuil de cet auteur depuis, et je continue à lire et à écrire, autrement qu’avant.

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  8. Yuyine dit :

    Superbe chronique. Je ne peux m’y retrouver puisque je n’ai jamais lu La horde du contrevent et que j’ai attaqué l’oeuvre de Damasio par Les furtifs que j’ai détesté à tous points de vue. Ce roman semble contenir des prémisses de ces futurs romans, notamment le fait de placer ses idées avant son histoire ou de ne pas oser écrire des personnages féminins qui sortent de la triade patriarcale dont tu parles si bien. Je comprends la désillusion et j’apprécie ton regard d’adolescent qui a grandi.
    Bravo

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  9. yo dit :

    ton écrit résonne…triste carillon d’horloge funèbre…J’ai adoré la Horde, l’ai transmis fébrilement à mes proches, et une décennie plus tard un jour il me revient avec cette remarque, « ouais c’est pas mal mais bon tellement sexiste, il m’a donné envie de hurler… » …Comment je suis passé aussi facilement à côté? Comment pti mâle blanc je n’ai rien voulu voir? Aujourd’hui j’en veux un peu à Damasio, de m’avoir entrainé , et oui, on a changé, Golgoth me fait gerber, Caracol me fatigue, quand j’ai envie de lire dans la sf des femmes réalistes,entieres, égales comme dans les livres de Le Guin, Sue burke, Chambers, Vonarberg…et biend’autres (les oiseaux du temps …) Et loin de s’excuser Damasio se gargarise et organise des stages à 10 000….

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  10. Noob dit :

    Super intéressant de voir ton retour sur un livre qui t’a autant marqué. Et qui a marqué des milliers de gens, dont de nombreux l’auront sans doute dépassé. Parfois, il ne faut pas se replonger dans nos amours adolescentes, sous peine de les voir se dissoudre sous notre regard d’adulte…
    Personnellement, je n’ai jamais réussi à finir la Horde du Contrevent. Je m’arrête toujours à environ un cinquième ou un quart du roman, fatigué par la volonté permanente de déstructurer avant de raconter, et ne me projetant pas dans les personnages ou leur objectif. J’ai essayé quatre fois de le lire, avant de laisser tomber ; parfois, il faut accepter qu’un monstre sacré ne nous accroche tout simplement pas.

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